2008 - numéro 8
découvrez les merveilles cachées par des siècles de silence.....Le silence des colosses
© UNESCO/Michel Ravassard
Le plus grand monolithe jamais sculpté par l’homme gît à côté d’une dalle de pierre de 360 tonnes.
Trois parcs plantés de stèles géantes, un labyrinthe de tombes royales, des vestiges du palais de la reine de Saba, une « pierre de Rosette éthiopienne », l’Arche de l’Alliance contenant les tables des dix commandements... un trésor inouï, oscillant entre mythe et histoire, se cache à Axoum, où bat encore le cœur de l'Éthiopie antique.
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Toute menue, gracieuse et silencieuse, Axoum fait penser aujourd’hui à une aristocrate déchue. À force d’être pillée, saccagée, incendiée, elle a caché, par-ci, par-là, les restes de ses trésors, comme dans différents recoins d’une vieille armoire. Seul le parc principal de stèles trône au milieu de la ville. Il témoigne à quel point elle a souffert.
À l’exception d’un obélisque qui rappelle par son inclinaison la Tour de Pise en Italie, aucun de ces monolithes gravés de symboles étranges n’est parvenu jusqu’à nous en position debout. Même le fameux obélisque qui vient d’être réinstallé à Axoum, après un exil forcé en Italie depuis 1937, gisait brisé en cinq morceaux quand les troupes de Mussolini l’avaient trouvé (voir « Le retour de l’Obélisque d’Axoum »). Quant à la grande majorité des stèles non décorées, elles se dressent toujours fièrement vers le ciel.
« C’est pour cela que les gens pensent que les grands obélisques sculptés ne sont pas tombés tous seuls et que c’est une reine juive qui les a saccagés », explique le jeune historien Redae Tesfay (28 ans). « Mais en réalité, pour qu’un obélisque résiste au temps, sa partie ensevelie devrait représenter 10% de sa taille totale. Or cette règle n’a pas été respectée ». Une erreur de calcul ? Incroyable, pour un peuple qui a fait montre de tant de prouesses, mais sans doute vrai.
Côté légende, une reine dont on ne connaît pas le nom, mais qu’on appelle Goudite (la monstrueuse) ou Esato (la brûlante), personnage historique du 10e siècle au profil relativement flou, aurait envahi l’Éthiopie, à la recherche de l’Arche de l’Alliance, ce coffret sacré contenant les tables des dix commandements. Furieuse de ne pas l’avoir trouvé, la reine aurait détruit toute la ville et mis fin à l’empire axoumite. En mémoire de ce triste événement, la basilique Maryam Tsion, qui abrite encore aujourd’hui la fameuse Arche, dit-on, n’accepte pas les femmes dans ses murs.
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La reine de Saba, toujours aussi mystérieuse
Comment l’Arche de l’Alliance s’est-elle retrouvée à Axoum? Eh bien, elle a été apportée de Jérusalem par Ménélik, premier roi d’Éthiopie, fils d’un roi d’Israël et de Makéda, pour ne pas dire Salomon et la reine de Saba. Il a fondé, voici une bonne trentaine de siècles, la dynastie salomonide, lignée dont se réclamait récemment encore le dernier empereur d’Éthiopie, Hailé Sélassié (1892-1974).
« Selon la tradition, Ménélik a caché l’Arche de l’Alliance dans le palais de sa mère, qui se trouve à trois kilomètres environ du centre d’Axoum. Son abri a été récemment découvert par l’archéologue Helmut Ziegert, de l’Institut d’archéologie de l’université de Hambourg », explique Fisseha Zibelo, gestionnaire du site d’Axoum. En effet, cette découverte a défrayé la chronique en mai dernier.
« Le palais de Dongour que vous voyez a été fouillé par l’archéologue français Francis Anfray et reconstruit entre 1966 et 1968. Il compte 50 pièces, dont on ne connaît pas exactement l’usage. Il date du 7e siècle, mais le peuple l’a toujours appelé ‘le palais de la reine de Saba’ », poursuit Fisseha Zibelo. « C’est ce qui a incité Helmut Ziegert à effectuer de nouvelles fouilles et il a découvert un autre palais au-dessous de celui que nous connaissions ». Trois parties de cet ancien palais, qui daterait du 10e siècle av. J.-C., sont dévoilées actuellement au public. Pour un œil non averti, la différence entre les vestiges des deux époques est invisible.
Une petite route menant à Gondar (voir article « Au pays du roi à la langue pendante ») sépare le palais de Dongour d’un des trois parcs de stèles d’Axoum. C’est un vaste champ jonché de monolithes à peine dégrossis mais, pour la plupart, hauts de plusieurs mètres. « On extrayait les blocs de pierre dans le mont Gobadura », dit Fisseha Zibelo, en montrant, au loin, la trace qu’ont laissée dans la verdure les rouleaux servant à les transporter. Après tant de siècles, l’herbe n’a pas repoussé.
Mais il n’y a pas de quoi s’étonner : des milliers de tonnes de pierres sont passées par là. Il suffit de voir cette énorme dalle dans le parc central, qui fait environ 20 mètres sur 7. Son poids est estimé à 360 tonnes. À ses côtés, le plus grand monolithe jamais sculpté par l’homme gît brisé, tel un colosse blessé. On comprend pourquoi la légende a attribué le transport des pierres aux anges.
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Énigmes et révélations
La légende prend facilement racine là où l’histoire fait défaut. Aucune date, aucun nom ne figurent sur ces immenses blocs de pierre. Les chercheurs ont découvert une magnifique nécropole sous les stèles, mais ils sont arrivés après les pilleurs : la « tombe de la fausse porte », la « tombe aux arcs de briques » et le mausolée, majestueux et vides, demeurent muets.
Plus énigmatiques encore sont les figures gravées sur les obélisques. Uniques au monde, ces simulacres de demeures à plusieurs étages – avec porte, fenêtres et poutres – ne contiennent aucune inscription qui pourrait aider les archéologues à pénétrer leur mystère. Quand ils ne sont pas marqués d’une croix, ils portent, au sommet, un symbole représentant le soleil et de la lune. Selon certains historiens, ce symbole préchrétien pourrait se référer à la divinité locale Mahrem, correspondant à Arès, dieu grec de la guerre, mais on n’en sait pas davantage.
Les pièces de monnaie sont plus bavardes. Elles révèlent les noms d’une vingtaine de rois, montrent les différentes phases de l’essor économique d’Axoum, situent dans le temps sa conversion au christianisme… « Les pièces en or portent des inscriptions grecques, car elles servaient pour le commerce international », raconte Redae, « alors que les légendes des pièces en argent et en bronze sont en guèze, ce qui montre qu’elles étaient utilisées pour le commerce domestique ». Le guèze, aujourd’hui langue liturgique, est l’ancêtre de l’amharique parlé par la majorité de la population éthiopienne.
La plus éloquente est, sans doute, cette « pierre de Rosette » locale, qui se dresse actuellement dans un petit bâtiment, construit spécialement pour elle, au bord d’une piste abrupte, pierreuse et sinueuse, à l’écart du centre de la ville. Découverte par des bergers en 1982, elle raconte en trois langues – grec, guèze et sabéen – la campagne de Nubie d’Ezana, dernier roi païen et premier roi chrétien d’Axoum. Converti vers le milieu du 4e siècle, il a porté l’empire à son apogée. Pour l’anecdote : le texte en guèze est gravé sur une des faces étroites de cette dalle rectangulaire (l’autre étant vierge) et, faute de place, le scribe a poursuivi son écriture sur la face réservée au sabéen, à la manière d’un écolier qui termine sa phrase dans la marge, quand il arrive au bas de la page.
D’un monument à un autre, la vieille Axoum dévoile, petit à petit quelque chapitre de son passé tissé de légendes et d’histoire.
Jasmina Šopova
2008 - numéro 8
Le silence des colosses
© UNESCO/Michel Ravassard
Le plus grand monolithe jamais sculpté par l’homme gît à côté d’une dalle de pierre de 360 tonnes.
Trois parcs plantés de stèles géantes, un labyrinthe de tombes royales, des vestiges du palais de la reine de Saba, une « pierre de Rosette éthiopienne », l’Arche de l’Alliance contenant les tables des dix commandements... un trésor inouï, oscillant entre mythe et histoire, se cache à Axoum, où bat encore le cœur de l'Éthiopie antique.
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Toute menue, gracieuse et silencieuse, Axoum fait penser aujourd’hui à une aristocrate déchue. À force d’être pillée, saccagée, incendiée, elle a caché, par-ci, par-là, les restes de ses trésors, comme dans différents recoins d’une vieille armoire. Seul le parc principal de stèles trône au milieu de la ville. Il témoigne à quel point elle a souffert.
À l’exception d’un obélisque qui rappelle par son inclinaison la Tour de Pise en Italie, aucun de ces monolithes gravés de symboles étranges n’est parvenu jusqu’à nous en position debout. Même le fameux obélisque qui vient d’être réinstallé à Axoum, après un exil forcé en Italie depuis 1937, gisait brisé en cinq morceaux quand les troupes de Mussolini l’avaient trouvé (voir « Le retour de l’Obélisque d’Axoum »). Quant à la grande majorité des stèles non décorées, elles se dressent toujours fièrement vers le ciel.
« C’est pour cela que les gens pensent que les grands obélisques sculptés ne sont pas tombés tous seuls et que c’est une reine juive qui les a saccagés », explique le jeune historien Redae Tesfay (28 ans). « Mais en réalité, pour qu’un obélisque résiste au temps, sa partie ensevelie devrait représenter 10% de sa taille totale. Or cette règle n’a pas été respectée ». Une erreur de calcul ? Incroyable, pour un peuple qui a fait montre de tant de prouesses, mais sans doute vrai.
Côté légende, une reine dont on ne connaît pas le nom, mais qu’on appelle Goudite (la monstrueuse) ou Esato (la brûlante), personnage historique du 10e siècle au profil relativement flou, aurait envahi l’Éthiopie, à la recherche de l’Arche de l’Alliance, ce coffret sacré contenant les tables des dix commandements. Furieuse de ne pas l’avoir trouvé, la reine aurait détruit toute la ville et mis fin à l’empire axoumite. En mémoire de ce triste événement, la basilique Maryam Tsion, qui abrite encore aujourd’hui la fameuse Arche, dit-on, n’accepte pas les femmes dans ses murs.
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La reine de Saba, toujours aussi mystérieuse
Comment l’Arche de l’Alliance s’est-elle retrouvée à Axoum? Eh bien, elle a été apportée de Jérusalem par Ménélik, premier roi d’Éthiopie, fils d’un roi d’Israël et de Makéda, pour ne pas dire Salomon et la reine de Saba. Il a fondé, voici une bonne trentaine de siècles, la dynastie salomonide, lignée dont se réclamait récemment encore le dernier empereur d’Éthiopie, Hailé Sélassié (1892-1974).
« Selon la tradition, Ménélik a caché l’Arche de l’Alliance dans le palais de sa mère, qui se trouve à trois kilomètres environ du centre d’Axoum. Son abri a été récemment découvert par l’archéologue Helmut Ziegert, de l’Institut d’archéologie de l’université de Hambourg », explique Fisseha Zibelo, gestionnaire du site d’Axoum. En effet, cette découverte a défrayé la chronique en mai dernier.
« Le palais de Dongour que vous voyez a été fouillé par l’archéologue français Francis Anfray et reconstruit entre 1966 et 1968. Il compte 50 pièces, dont on ne connaît pas exactement l’usage. Il date du 7e siècle, mais le peuple l’a toujours appelé ‘le palais de la reine de Saba’ », poursuit Fisseha Zibelo. « C’est ce qui a incité Helmut Ziegert à effectuer de nouvelles fouilles et il a découvert un autre palais au-dessous de celui que nous connaissions ». Trois parties de cet ancien palais, qui daterait du 10e siècle av. J.-C., sont dévoilées actuellement au public. Pour un œil non averti, la différence entre les vestiges des deux époques est invisible.
Une petite route menant à Gondar (voir article « Au pays du roi à la langue pendante ») sépare le palais de Dongour d’un des trois parcs de stèles d’Axoum. C’est un vaste champ jonché de monolithes à peine dégrossis mais, pour la plupart, hauts de plusieurs mètres. « On extrayait les blocs de pierre dans le mont Gobadura », dit Fisseha Zibelo, en montrant, au loin, la trace qu’ont laissée dans la verdure les rouleaux servant à les transporter. Après tant de siècles, l’herbe n’a pas repoussé.
Mais il n’y a pas de quoi s’étonner : des milliers de tonnes de pierres sont passées par là. Il suffit de voir cette énorme dalle dans le parc central, qui fait environ 20 mètres sur 7. Son poids est estimé à 360 tonnes. À ses côtés, le plus grand monolithe jamais sculpté par l’homme gît brisé, tel un colosse blessé. On comprend pourquoi la légende a attribué le transport des pierres aux anges.
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Énigmes et révélations
La légende prend facilement racine là où l’histoire fait défaut. Aucune date, aucun nom ne figurent sur ces immenses blocs de pierre. Les chercheurs ont découvert une magnifique nécropole sous les stèles, mais ils sont arrivés après les pilleurs : la « tombe de la fausse porte », la « tombe aux arcs de briques » et le mausolée, majestueux et vides, demeurent muets.
Plus énigmatiques encore sont les figures gravées sur les obélisques. Uniques au monde, ces simulacres de demeures à plusieurs étages – avec porte, fenêtres et poutres – ne contiennent aucune inscription qui pourrait aider les archéologues à pénétrer leur mystère. Quand ils ne sont pas marqués d’une croix, ils portent, au sommet, un symbole représentant le soleil et de la lune. Selon certains historiens, ce symbole préchrétien pourrait se référer à la divinité locale Mahrem, correspondant à Arès, dieu grec de la guerre, mais on n’en sait pas davantage.
Les pièces de monnaie sont plus bavardes. Elles révèlent les noms d’une vingtaine de rois, montrent les différentes phases de l’essor économique d’Axoum, situent dans le temps sa conversion au christianisme… « Les pièces en or portent des inscriptions grecques, car elles servaient pour le commerce international », raconte Redae, « alors que les légendes des pièces en argent et en bronze sont en guèze, ce qui montre qu’elles étaient utilisées pour le commerce domestique ». Le guèze, aujourd’hui langue liturgique, est l’ancêtre de l’amharique parlé par la majorité de la population éthiopienne.
La plus éloquente est, sans doute, cette « pierre de Rosette » locale, qui se dresse actuellement dans un petit bâtiment, construit spécialement pour elle, au bord d’une piste abrupte, pierreuse et sinueuse, à l’écart du centre de la ville. Découverte par des bergers en 1982, elle raconte en trois langues – grec, guèze et sabéen – la campagne de Nubie d’Ezana, dernier roi païen et premier roi chrétien d’Axoum. Converti vers le milieu du 4e siècle, il a porté l’empire à son apogée. Pour l’anecdote : le texte en guèze est gravé sur une des faces étroites de cette dalle rectangulaire (l’autre étant vierge) et, faute de place, le scribe a poursuivi son écriture sur la face réservée au sabéen, à la manière d’un écolier qui termine sa phrase dans la marge, quand il arrive au bas de la page.
D’un monument à un autre, la vieille Axoum dévoile, petit à petit quelque chapitre de son passé tissé de légendes et d’histoire.
Jasmina Šopova