Qu' avons nous à apprendre de l' Afrique???
Hier, en cherchant des informations supplémentaires sur le livre extrêmement intéressant de Pierre Pradervand, une
Afrique en marche, dont on vous citait la référence , je suis tombée sur une interview avec l'auteur, que je ne peux vous retenir:
Thème : Qu’avons-nous à apprendre de l’Afrique ?
Bonjour à toutes, Bonjour à tous, notre 8ème émission de « Regards du Sud » est intitulée « Qu’avons-nous à apprendre de l’Afrique ?
Aujourd’hui, j’ai beaucoup de plaisir à m’appuyer sur un ouvrage écrit il y a une vingtaine d’années par Pierre Pradervand, dont le titre est «Une Afrique en marche». L’auteur donnait la parole aux paysans de l’Afrique de l’Ouest puis en déduisait une remarquable synthèse sur tout ce que l’Afrique pouvait nous apporter.
Il me semble qu’il faut être très attentif à ce qu’il a exprimé pour au moins deux raisons :
-d’abord, je suis sûr que ceux qui ont séjourné, même peu de temps, en Afrique profonde, pourront illustrer eux-mêmes ces propos par des exemples précis,
-ensuite, ce qui nous manque de plus en plus, à nous, peuples dits développés, c’est justement ce que l’Afrique peut encore nous apporter.
Je donne la parole à Pierre Pradervand :
Qu'avons-nous à apprendre de l'Afrique ?
Plusieurs fois déjà, ce livre a fait allusion à ce que nous aurions à apprendre de ce continent. Je voudrais, dans les pages qui suivent, m'exprimer plus directement sur quelques-unes des choses que j'ai apprises au cours de mes onze années sur le continent.
Andreas Vogelsang, un grand spécialiste et ami de l'Afrique, a écrit avec Dale Chandler :
« Le temps est venu de réaliser que l'Afrique offre une multitude de réponses sociales au défi de l'environnement. Ses peuples ont développé des modèles sociaux qui pourraient bien devenir des alternatives viables pour la restructuration des sociétés du Nord dans une direction plus humaine. Loin d'être des anachronismes, les sociétés tribales de l'Afrique offrent à l'humanité un héritage d'expériences sociales qui pourraient se révéler cruciales pour notre avenir. Ces formes d'organisation sociale se sont montrées efficaces et durables et fonctionnent de façon optimale étant données les contraintes du milieu. Ceux qui ont eu le privilège de partager la vie des peuples de l'Afrique peuvent difficilement ne pas reconnaître le niveau extraordinaire d'intelligence sociale dont ils font preuve dans leurs rapports quotidiens. »
La tradition africaine de la palabre peut illustrer cette opinion. C'est une forme fondamentalement démocratique de débat au cours duquel on discute jusqu'à ce que le groupe trouve un consensus qui fasse l'unanimité. Le consensus solidifie et unit le groupe par le fait même qu'on a auparavant permis à toutes les opinions de s'exprimer. Il n’y a jamais de vote dans la tradition africaine, ce dernier impliquant en général une minorité qui se sent frustrée.
Les formes collectives d’organisation du travail sont un autre exemple dont nous pourrions nous inspirer. Nous avons vu qu’elles constituent des formes vivantes de la solidarité africaine, où le travail, loin d’être une activité mécanique ou un simple moyen de gagner sa vie, constitue la base d'un réseau de relations. Pour nombre de groupements paysans, le degré de compréhension et d'entente qu'ils atteignent à travers ces activités est aussi important que le résultat économique. Quel enrichissement merveilleux ce serait pour nos sociétés de restructurer le travail en fonction d'impératifs sociaux et relationnels !
Parmi les choses les plus importantes que l'Afrique peut nous enseigner également, il faut mentionner le sens du don et du partage. C'est la trame sur laquelle l'Afrique entière tisse son quotidien. On donne aussi naturellement que l'on respire. Je me souviens d’un jeune Sénégalais qui, pendant des années, venait me rendre visite. Sans emploi et sans famille, il survivait grâce à la générosité de ses amis. L'un lui prêtait une paire de pantalons, un autre une chemise, il dormait une nuit chez un troisième pendant qu'un autre le nourrissait pour un jour ou deux. Dans un système le plus souvent sans sécurité sociale, la vie ne serait tout simplement pas possible sans ce partage constant de tout. Je me rappelle combien, en arrivant en Afrique, j'étais souvent heurté quand je faisais un cadeau et qu’on ne me remerciait pas, jusqu'au jour où j'ai compris que donner allait tellement de soi que des remerciements pleins d’effusion n'ont simplement pas de sens.
Un autre don particulièrement précieux que nous fait l'Afrique est une vision du temps qui, loin d'être simple poursuite de choses ou d'argent, est faite d'ouverture à la vie, de spontanéité. Temps de la relation, de l’être, plutôt que du « faire ». Avant tout, c'est le temps de l'instant présent, du « maintenant », plutôt que cette vie frénétique constamment projetée dans l'avenir qui est certainement une des caractéristiques dont nos sociétés ont le plus besoin de se guérir. Les Africains sont passés maîtres dans l'art de vivre dans l'instant présent. Combien de fois ne m’ont-ils pas montré que le présent est le seul moment dans lequel la vie peut exister. On ne peut jamais vraiment la vivre dans le passé du remords, des regrets ou du ressentiment, ni dans l'avenir du « peut-être » ou « un jour... ». Quand j'étais au lycée, nous avions un merveilleux professeur de grec, une espèce de poète anarchisant. Bien qu'il lui soit arrivé, après un compagnonnage un peu trop intime avec Bacchus, de venir à ses cours en titubant au point de ne pouvoir trouver la clé de la serrure, nous l'aimions pour son immense gentillesse et son approche si peu orthodoxe de la vie. Il nous dit une fois que, pour les Grecs, il y avait deux sortes de temps : chronos, la mécanique dont le tic-tac rythme à longueur de journée notre présence au bureau ou à l'atelier, qui nous fait courir d'un rendez-vous d'affaires à un autre, et nous rend incapables de nous arrêter pour humer une fleur au bord du chemin ; et puis kairos l'instant présent, l'occasion unique qui ne se représentera jamais.
«Kairos est chauve derrière la tête, alors il faut le saisir au moment où il passe, sinon c'est trop tard» ajoutait notre professeur. L'Afrique a un sens profond du kairos, de l'instant présent. S'il est vrai que le continent doit prendre à maîtriser chronos sans se laisser dominer par lui, ne pourrions-nous pas glisser quelques kairos africains et un brin espiègles dans la monotonie de notre « métro boulot dodo » ?
La patience est une composante essentielle de cette relation spéciale que l'Afrique entretient avec le temps. C'est aussi une des grandes qualités de ce continent qui, alliée avec une endurance rare, lui a permis de résister aux grandes tourmentes de son histoire. Dans un des plus beaux romans sur l'Afrique que je connaisse, « A far away place », l'auteur sud-africain, Laurent Van Der post, écrit : « la patience n'était pas seulement la principale ordonnance de la nature pour acquérir la sagesse, mais elle était souvent la solution la plus rapide aux problèmes les plus urgents. » Qui ne voudrait vivre cette patience ? La hâte, l'Afrique nous l'apprend, est peut-être la façon la plus rapide de ne pas atteindre son but, parce que la hâte nourrit le stress qui tue toute joie. En d'autres termes, le développement n'est pas tant un but précis à atteindre qu'une certaine façon de voyager : c'est ce que semblent nous dire ces groupements villageois qui placent les relations humaines harmonieuses avant le profit. Peut-être apprendrons-nous un jour, comme l'enseigne la fable de La Fontaine, que les raccourcis du lièvre sont en fin de compte plus longs que le pas lent mais assuré de la tortue. Surtout si l'on tient compte du fait qu'en cet instant précis de l'histoire, le mode de déplacement du lièvre met en danger toute la planète !
La patience explique aussi cette merveilleuse capacité d'écoute des villageois. Dans un monde envahi de bruits de toute sorte - qu'ils soient physiques ou psychiques -, un monde où tant de gens parlent et communiquent, on se demande parfois s’il y a encore quelqu'un pour écouter. La véritable écoute est un art qu’il nous faut redécouvrir : disponibilité du coeur autant qu'ouverture de l'esprit. C'est un véritable don. Elle constitue une expérience rare pour ceux qui ont le privilège d'être accueillis par des villageois.
L'Afrique, c'est encore cette façon merveilleuse d'être avec les vieux. Nous écrivons intentionnellement ce mot, plutôt que l'euphémisme « troisième âge », qui semble trahir la peur de vieillir. Les vieux en Afrique sont des bibliothèques mobiles d'expérience et de sagesse. C'est le grand philosophe malien Hampaté Bâ qui disait à propos de la culture orale de l'Afrique : « Quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle. » Les vieux sont aussi de merveilleux raconteurs d'histoires, des babysitters toujours disponibles, des conseillers et des protecteurs sur lesquels on veille soigneusement. Ils sont partout l'objet d'un immense respect, et beaucoup de groupements villageois s'adjoignent, en plus d'un bureau, deux ou trois conseillers parmi les aînés du village.
Ceci nous amène tout naturellement au thème de la sagesse. L'information et le savoir semblent chez nous avoir noyé la sagesse. Mais à quoi sert toute la connaissance et tout le savoir du monde si l’on est incapable de former des jugements judicieux mûris par l'expérience - ce qui est la caractéristique de la sagesse ? Si dans les villes, sous la pression combinée d'une pauvreté dramatique et de la modernisation, beaucoup de ces attitudes traditionnelles et de ces coutumes faiblissent ou disparaissent même, elles restent vivaces à la campagne, en Afrique tropicale, où vit 70 % à 80 % de la population.
Dans les villages, on remarque aussi une sorte de tolérance fondamentale qui est extrêmement reposante pour qui vient de l'extérieur. Sans doute ces villages ont-ils leur part de rivalités mesquines, de jalousies et de querelles comme beaucoup de petites communautés vivant relativement repliées sur elles-mêmes à travers le monde.
Mais ce à quoi je pense est une certaine qualité de l'espace entre les gens, et qui fut si bien exprimée dans les mots de ce jeune paysan qui me dit, avec un sourire éclatant qui illumina tout son visage : « ici dans le village, je peux rentrer à l'improviste dans n'importe quelle case. C'est ça, la liberté ! »
Et comment ne pas mentionner l'extraordinaire vitalité du peuple africain ? Je ne crois pas qu'il y ait une autre population sur la planète qui explose d'une telle vie. « Africain » inclut bien sûrs tous les descendants de ce peuple à travers le monde, que ce soit le « boia fria », c’est-à-dire « le mange-froid », terme utilisé pour décrire les ouvriers agricoles journaliers du Brésil, le percussionniste noir de Harlem qui fait littéralement éclater une boite de nuit par ses rythmes endiablés, ou les villageois africains capables de danser toute une nuit pratiquement sans s'arrêter. Cette vitalité est une des plus remarquables qualités de l'Afrique noire. Qu'après avoir été déportés sur des milliers de kilomètres dans les conditions les plus dégradantes imaginables, avoir été réduits en esclavage et endoctrinés culturellement pendant des siècles, les descendants américains du peuple africain aient pu conserver cette force vitale bouillonnante qui éclate comme un geyser, est un des tributs les plus significatifs rendus par l'histoire à ce vaste continent. Cette force vitale fait si intensément partie de la trame même de la vie villageoise que le suicide y est pratiquement inconnu.
Ce sentiment exubérant d'être totalement en vie est cousin d'une des qualités les plus omniprésentes de l'Afrique : la joie. Quand je quitterai cette terre, j'emmènerai avec moi, gravés de façon indélébile sur ma mémoire, les traits de cette jeune paysanne dioula, croisée au détour d'une piste sur laquelle je voyageais en voiture avec des amis sénégalais. Elle répondit à notre Kasumai, la salutation dioula, avec une joie si irrépressible et un air de bonheur si total que l'atmosphère même autour d'elle en vibrait. Qui, en Afrique, n'a pas fait l'expérience de cette gaieté sans restriction que Laurent Van Der post décrit dans « A story like the wind » :
« Khabbo, un jeune Bush Man, rit et rit encore comme s'il n'avait jamais entendu quelque chose de si drôle. François n'avait encore jamais entendu ou vu un rire d'un abandon si total et merveilleux. De son épiderme à la partie la plus intérieure et secrète de son être, il semblait si totalement possédé par la flamme de ce rire que rien d'autre ne trouvait place à se loger en lui. C'était un rire si étonnant et si contagieux que, bien que François n'eut aucune envie de rire, un sourire vint détendre son visage. »
Et comment parler de la richesse de l'Afrique sans mentionner la qualité unique de son hospitalité ? Pour le visiteur de passage, aussi fortuné soit-il, le plus pauvre parmi les pauvres donnera son dernier oeuf, tuera son seul cabri ou l'unique mouton dans sa cour, lui laissera son seul lit, et lui donnera tout son temps. Je pense à mon passage à Badumbé. Bakary Macalou me dit qu'il allait tuer le mouton traditionnel pour honorer ma visite. Je lui répondis que ce n'était pas nécessaire, qu'on se connaissait assez bien, que l'intention me touchait autant que le ferait le geste. Rien n'y fit. Après avoir bien réfléchi, il me dit : « Tu sais, je ne peux pas faire autrement. C'est notre tradition. »
Cette hospitalité africaine est une extension et une expression de la générosité débordante de ce continent, de sa capacité à donner, de son espoir irrépressible face à la vie et à l'univers. Car c'est là peut-être la qualité suprême de l'Afrique : la générosité.
Il y a une sorte d'optimisme fondamental, quasi ontologique, dans l'âme de son peuple. Comme le cantus firmus qui constitue le fondement musical d'une cantate de Bach, cette générosité est la trame sur laquelle se tisse la vie de tous les jours.
Peut-être le temps est-il venu pour nous de reconnaître que la pauvreté matérielle passagère de l'Afrique nous cache son étonnante richesse humaine et culturelle, tout comme notre prospérité matérielle nous permet de voiler des formes plus insidieuses de pauvreté humaine et spirituelle. Alors, si nous réussissions à créer un partenariat entre le Nord et l'Afrique, peut-être apprendrions-nous un jour à voyager, sinon sur le même chemin, du moins dans la même direction ; et non plus comme concurrents, mais comme amis.
Chers auditeurs, vous me permettrez de reprendre un instant la parole pour faire un inventaire à la Prévert des apports potentiels, j’ai noté au fur et à mesure :
Héritage d’expériences sociales, la palabre démocratique, les formes d’organisation collective du travail, la solidarité, le sens du don et du partage, une certaine vision du temps, la patience, l’endurance, la capacité d’écoute, la façon d’être avec les « vieux », la sagesse, une sorte de tolérance fondamentale, une qualité de l’espace entre les gens, une extraordinaire vitalité, une force vitale bouillonnante, la joie, le rire contagieux, la qualité de l’hospitalité, une générosité débordante, un optimiste fondamental, enfin et en résumé, une étonnante richesse humaine et culturelle.
Quelle impressionnante moisson, ah si nous avions le sens de l’écoute. Il nous semble que l’auteur dans sa conclusion, n’a pas insisté sur « le sens du sacré », encore omniprésent dans les brousses africaines.